L’Armure de Minuit

[thefada]

[Par Frere Kris]


Une nouvelle pour Venzia
de Solomone Kane,
Purificatore et Fléau des Infectés,
Protecteur de la Cité des Doges

La rencontre avec Arcibaldo Palsenti touchait à sa fin, et les membres du groupe quittèrent un à un l’arrière-boutique, tout en saluant le vieil homme. Tandis que Salomone s’apprêtait à sortir, Alcibaldo lui demanda d’attendre un instant.

« Retirez votre masque, M. Kané. Vous n’en avez pas besoin ici. »
« C’est Kane. »

Salomone hésita un instant.

« À moins que vous ne pensiez que l’air en ma demeure est impur ? » rajouta le vieil homme.

Salomone retira son chapeau, puis son masque à bec, laissant retomber ses cheveux et révélant ses yeux bleus et froids comme l’océan.

« Dites-moi, Purificatore, vous êtes resté assez silencieux, et vous sembliez sur votre réserve concernant les armures hippogriffes. Pourquoi cela ? »

Après un instant de silence, Salomone finit par répondre :
« Eh bien, seigneur Palsenti, je suis dubitatif quant à leur utilité. »
« Vous êtes dubitatif quant à leur utilité ? » répondit le vieil homme, visiblement abasourdi. « Eh bien, sachez que moi, je suis dubitatif sur votre intelligence. »

Salomone grogna, mais il n’eut pas le temps de répliquer.

« Stupido ! Savez-vous combien de milliers de personnes rêveraient ne serait-ce que de toucher ces artefacts ? Et combien encore seraient prêtes à tuer afin de pouvoir les utiliser ? Les Pèlerins m’en soient témoins, je ne comprends pas pourquoi un homme comme vous est proto-compatible ! »
« Détends-toi, vieillard, si tu ne veux pas que ta longue existence se termine prématurément », répondit le Purificatore en posant sa main sur la poignée de sa dague. Ses traits, d’habitude dissimulés par son masque, arboraient une expression dure et ses yeux brûlaient d’une colère froide ayant signé la mort de plus de personnes qu’il ne pouvait s’en souvenir… ou même s’en soucier.

Mais Arcibaldo Palsenti ne se laissa nullement impressionner, continuant même :
« Et je m’explique encore moins pourquoi le Doge insiste pour que tu portes une armure ! »
« Peut-être est-il au fait de mes compétences... »
« Je ne vois pas quelle est la place d’un fanatique pyromane difficilement contrôlable dans ses plans, mais bon... »
« Peut-être parce qu’il connaît ma loyauté absolue à notre Cité. »
« Tsss, ironique, toi qui n’es pas d’ici... »
« Que veux-tu dire ? »
« Rien. Viens donc ici et mets-moi ces gants. »

Salomone ne bougea pas d’un pouce.
« Suis-je obligé ? »
« Pourquoi tant de réticence ? » l’interrogea le vénérable artisan.
« Cette fichue armure risque de détruire mon matériel et a déjà ruiné mon dernier manteau de Purificatore. »
« Tu te moques de moi ? Tu chouines comme un bambini pour un manteau que vous êtes une centaine à porter et que tu peux remplacer à volonté ? » répondit Arcibaldo Palsenti avec incrédulité.
« Et l’armure, en se déployant, risque de détruire mes armes, dont ma Purga. »
« Soit tu es encore plus bête que je ne le pense, soit tu me mens, » trancha Arcibaldo. « Enlève donc ton manteau et tes armes, et approche-toi. »

Salomone posa sa Purga avec révérence, puis défit son ceinturon d’armes avant de dégrafer son manteau noir.
Arcibaldo posa sur son bureau les gants face au Purificatore. Celui-ci s’avança devant, approchant ses mains pour les prendre, avant de s’arrêter dans son geste.
« Eh bien, qu’est-ce que tu attends pour les mettre ?! »
« Elle ne m’aime pas. »
« Qui ça ? » interrogea l’artisan.
« L’armure. »

Un lourd silence se fit dans la pièce.
« Comment ça, l’armure ne t’aime pas ? » demanda Arcibaldo.
« Je l’ai ressenti. Dès que je l’ai mise. »

Perplexe, l’artisan se frotta le menton. Après un moment de lourd silence, il demanda d’une voix sèche :
« Dis-m’en plus. »

Salomone ne dit pas un mot pendant un moment, prenant le soin de choisir ses mots :
« Eh bien, dès que j’ai mis les gants et que l’armure s’est déployée sur mon corps, j’ai ressenti ses sentiments. Un mélange de colère, d’amertume, et le dégoût que je lui inspirais. Elle me méprise. »
« Es-tu sûr que tu ne l’as pas rêvé ? » s’essaya Alcibaldo.
« Elle a essayé de me tuer ! » s’écria Salomone.
« Quoi ? Mais que dis-tu ? »
« Lorsque je combattais la créature, nous avons partagé un sentiment de haine contre la bête. Ça aussi, je l’ai ressenti. Et j’ai voulu puiser dans ses réserves pour accroître ma force et abattre le monstre. Mais elle a refusé. Elle s’est rebellée. Comme si elle avait voulu me nuire. Les servomoteurs des jambes se sont grippés un instant, et j’ai manqué mon coup, puis je me suis étalé au sol, vulnérable. »
« Intéressant, » répondit le vieil homme. « C’est sûr qu’avec ce genre d’idée en tête, tu vas avoir du mal à te convaincre de son utilité et à l’accepter. »
« Je n’ai pas halluciné, l’ancien. Je l’ai ressenti comme… comme… » Salomone chercha ses mots, « comme des pensées étrangères, les sentiments d’un autre qui se graveraient dans ma propre psyché, » se défendit le Purificatore.
« Hum, » émit Palsenti. « C’est possible, » finit par dire l’artisan.
« Et as-tu autre chose à me dire ? »
« Oui. Depuis que je l’ai portée, j’ai fait un rêve. Et un nom revient à chaque fois. »
« Intéressant. Aucun de tes compagnons ne m’a fait part, pour le moment, de voix ou de rêves. »
« Et comment expliquez-vous cela ? »
« Tu es peut-être plus sensible. »
« Sensible ? Moi ? C’est bien un terme dont je n’ai pas le souvenir qu’on ait utilisé pour me qualifier, » répondit Salomone, dont le regard trahissait le doute et la surprise.
« Sensible à ton armure. Ou peut-être proche d’elle par ton état d’esprit. J’ignore en réalité la raison. Mais d’autres porteurs ont déjà, par le passé, manifesté ce genre de chose. Et alors qu’ils portaient une autre armure, ou qu’un de leurs confrères portait la leur, aucun effet secondaire n’était remarqué. »

Un silence s’installa entre eux.
Finalement, sans dire un mot, Salomone enfila ses gants. Il ferma les yeux, et quelques secondes plus tard, une armure commença à couvrir son corps, jusqu’à le recouvrir des pieds à la tête. Elle était épaisse, avec des épaulières massives, d’une couleur noire comme celle des plus sombres nuits, lui donnant un aspect brutal et sinistre, différente des autres armures de ses compagnons.
Son avant-bras gauche comportait une sorte de boîtier, incorporant plusieurs boutons, tandis qu’une gemme était sertie dedans.
« Ton casque a-t-il toujours eu cet aspect ? » demanda Arcibaldo.
« Quel aspect ? Je ne me suis encore jamais vu dans un miroir. »
« Tu en as un juste ici, » désigna le vieil homme.

Salomone se déplaça, puis s’observa un moment.
« Pour toi, est-ce une coïncidence ? »
« Je l’ignore. Qu’en pensez-vous ? »
« Que les armures changent et se modifient pour s’adapter à leurs porteurs. Or, tu es le seul, à ma connaissance, qui ait toujours eu un masque à bec, que tu portes au quotidien dans le cadre de ta fonction de Purificatore. Et comme par hasard, le casque de ton armure apparaît sous la forme d’un bec. »
« Je ne sais quoi vous répondre, » avoua Salomone.
« Tu parlais d’un nom ? » demanda Arcibaldo.
« Oui. »
« Eh bien, quel est-il ?!! » s’impatienta le vieil homme.
« Khaldrak har Nithkar, » répondit d’une voix cassante le Purificatore.
« Pardon ? »
« Khaldrak har Nithkar, » répéta Salomone.
« Étrange. Ce genre de sonorité n’est pas commune dans la langue des Pèlerins, pour ce que nous en savons. Mais cela me rappelle une sorte de dialecte mineur, dont nous n’avons pas d’explication sur de telles différences de prononciation. »

Arcibaldo se dirigea vers une étagère, et en sortit un lourd grimoire, richement ornementé.
« Khalrak, khalrak... »
« Khaldrak, » le corrigea Salomone.
« Oui, pardon, Khaldrak. Huuum… Ah, voilà. Cela semble être un synonyme d’armure, d’après ce livre. Bien que le mot qui semble le mieux correspondre au terme armure, dans le sens ‘protection’, semble être plutôt ‘Mythraen’. Et la suite du nom, je te prie, mon garçon ? »
« har Nithkar. »
« Nith… nith… là encore, un synonyme de ‘elith’, la nuit, mais dont nos savants pensent que ce mot désigne une nuit particulièrement sombre. ‘Kar’… un rapport au temps, dont on pense qu’il indique midi. »

Arcibaldo marqua une pause avant de reprendre :
« L’armure de la nuit midi ? » dit-il, incrédule.
« L’armure de l’heure la plus sombre de la nuit, » marmonna Salomone. « Khaldrak har Nithkar, l’Armure de Minuit, » conclut-il.
« L’Armure de Minuit, » reprit dans un souffle le vieil homme. « Un nom qui lui va comme un gant, sans mauvais jeu de mots. »

Salomone ne releva pas le trait d’humour d’Arcibaldo.
« Eh bien, nous progressons, tu vois, mon garçon. Et ça, sur ton bras gauche, ce boîtier et cette pierre rouge, qu’est-ce donc ? ».

Salomone tendit le bras vers le vieil homme, avant de dire : « C’est mon arme à rayon. »
« Fais attention, ne pointe pas cela sur moi ! »
« Pourquoi, vous avez peur ? » dit le Purificatore avec un sourire sous son casque sinistre.
« Non, mais bon. On ne sait jamais. Nous regarderons son réglage après. Et sur ton poignet droit ? Quelle est cette sorte de mécanisme ? »

Le Purificatore leva le poing devant lui avant de répondre :
« Ienh-Khaine. »

Deux griffes d’une trentaine de centimètres jaillirent soudainement du dessus de son gantelet, alors même que les lois de la physique rendaient cela normalement impossible, celui-ci étant trop fin et court pour abriter de telles lames.
Alcibaldo sursauta de surprise.

« Ola. Intéressant. » Il se pencha en avant, observant de plus près l’arme.
« Hum, magnifique, et effrayant. Cette arme doit être capable d’éventrer un homme d’un seul coup. »
« Vous n’imaginez pas si bien dire. C’est avec elle que j’ai à moitié éventré la... » Salomone se souvint alors de son serment de secret concernant la Chimère Noire. « … la bête, » finit-il par dire.
« La bête ? Quelle bête ? Tu en parlais tout à l’heure, et je vous ai entendus en discuter avec tes amis, » interrogea le vieil homme.
« Oui. C’était un infecté particulièrement atteint qui avait muté de manière atroce. Un cas rare de la Maledizione, » mentit-il.
« Je vois, » répondit l’autre. « Tu as dit un mot lorsque tu as activé ton arme. Qu’as-tu dit ? »
« Ienh-Khaine. »
« Et à quoi cela correspond-il ? »
« C’est un nom, je pense. Le nom de cette griffe. »
« Intéressant. » Alcibaldo se replongea brièvement dans son livre, avant de dire : « ‘Ienh’, la main dans le proto-langage. Et l’autre mot ? »
« Khaine. »
« Ça, par contre, j’ai déjà entendu ce nom. Mais dans les bribes de légendes rapportées par les prêtres du Temple. Il me semble que c’est l’un des surnoms, ou peut-être le fragment de nom, d’un des innombrables Pèlerins. »
« Il me semble aussi l’avoir entendu dans des légendes, contées par des prêtres, ou par des ivrognes fous, je ne sais plus, » approuva Salomone.
« Ienh-Khaine, la Main de Khaine. Voilà un autre nom plein de mystère, rattaché à l’Armure de Minuit. Eh bien, mes aïeux, » dit-il en secouant la tête, avant de reprendre : « Et bien, maintenant que nous en savons un peu plus, laisse-moi procéder à quelques réglages. »
« Très bien, comme vous voulez, vieil homme, » répondit Salomone, s’avouant vaincu.
Alcibaldo sortit sa mallette d’outillage et l’ouvrit, découvrant une vaste quantité de tournevis minuscules et de clés microscopiques. Tout en se mettant au travail sur l’avant-bras gauche du Purificatore, il conclut :
« D’ailleurs, Ienh-Khaine, la Main de Khaine, maniée par Salomone Kane… des noms si proches, c’est intriguant. Si j’étais superstitieux, je dirais que le destin a guidé ta main lorsqu’il t’a fait te saisir de cette paire de gants. »

Dans un soupir, Salomone lui répondit alors :
« Le temps nous le dira. Un jour ou l’autre, le temps nous le dira... »