Interview de Sarah Newton

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SARAH NEWTON

L’émulateur de Sarah Newton, sa représentation dans la Noosphère, nous accueille au sein de la virtualité qu’elle a créée pour nous recevoir : le décor est une reproduction de la campagne normande, une région ancienne de la Vieille Terre.

Studio Deadcrows : Mindjammer est un jeu qui a beaucoup mûri avec le temps. Peux-tu nous parler un peu de sa genèse ?

Sarah Newton : J’ai toujours voulu un univers pour les JDR de science-fiction qui serait à la fois crédible et contemporain par rapport aux concepts et aux technologies de la littérature SF de notre 21e siècle. En 2007 / 2008, j’étais en train de laisser mon imaginaire vagabonder dans la préhistoire de mon univers de JDR The Chronicles of Future Earth (« Les Chroniques de la Terre Future »), dont un livre d’introduction a été publié par Chaosium en 2010. Dans les Chroniques, il s’agit d’un monde techno-fantastique dans un avenir fort lointain (quelque chose comme 100 000 ans dans notre futur…), qui a subi une chute catastrophique vers un âge passé mythique — un âge qui, néanmoins, correspondrait à peu près à l’an 20 000 de notre ère. J’avais écrit des notes sur une « Communalité de l’humanité » de cette époque préhistorique, dont les détails avaient été complètement oubliés par les habitants du monde des Chroniques.

Durant cet hiver de 2007 / 2008, j’ai été fascinée (voire obsédée !) par cette « Communalité de l’humanité », et j’ai commencé à la décrire de façon beaucoup plus détaillée. Je me suis rendu compte qu’il y avait dans cette histoire mythique les étincelles d’un univers de science-fiction tout à fait énorme, et aussi potentiellement très prenant. Autrement dit, il y existait un univers pour un JDR de science-fiction, si seulement j’arrivais à le dénicher…

Dès le début, je savais que dans cet univers, il s’agissait d’une civilisation pleine de conflits culturels. Voici pourquoi : dans mon enfance, j’avais (bien sûr !) vu les épisodes originaux de Star Trek, où Kirk, Spock et Bones exploraient les planètes aux sociétés similaires au Chicago des années 20, ou à l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, la Grèce antique, etc. Même enfant, j’avais du mal à m’expliquer comment ces civilisations humaines pouvaient exister, si similaires aux civilisations historiques de notre Terre, s’il n’y avait pas eu de contact avec notre planète. Je voulais toujours une explication crédible.

Cette envie a constitué l’un des points de départ pour Mindjammer. Je cherchais à décrire une civilisation interstellaire, hyper-avancée, transhumaniste, mais dans laquelle on pouvait rencontrer des cultures humaines (ou presque), naguère perdues, avec des échos des cultures historiques de notre Terre. En faisant mes recherches, j’ai découvert que, avant la Communalité du présent, il y avait eu une autre Communalité, plus ancienne, qui avait semé des milliers de planètes avec les colonies, avec lesquelles on avait perdu contact par la suite. Autrement dit, j’ai découvert que la Communalité d’aujourd’hui était une nouvelle Communalité, qui était en train de redécouvrir ces colonies perdues, et d’entrer dans des conflits culturels avec les civilisations moins puissantes qu’elle, qui, peut-être, n’étaient pas contentes d’être contactées…

En plus, je voulais inclure des extraterrestres réalistes dans Mindjammer, ce qui veut dire qu’ils devaient être vraiment différents : aucun humanoïde, presque impossibles à comprendre, peut-être même à percevoir. Mais, en même temps, je voulais traiter le thème du contact avec les extraterrestres de manière jouable. Pour ça, il fallait aussi des extraterrestres plus compréhensibles. Donc, dans Mindjammer, on a les hominidés, les xénomorphes, etc., qui sont effectivement les descendants fort divergents des colons et des animaux terrestres suite aux millénaires d’évolution isolée, qui jouent les rôles de ces « extraterrestres compréhensibles ». Toutefois, on a aussi les vrais extraterrestres dans Mindjammer, comme les Laohai, les Huyao, l’Intelligence Planétaire, et les autres espèces beaucoup plus difficiles à comprendre, qui pour moi représentent les extraterrestres « réalistes ».

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S. D. : Quels sont les auteurs dont l’œuvre a le plus influencé le jeu ?

Sarah : Mes influences littéraires personnelles sont très diverses, mais je crois que quand j’essaie d’imaginer notre avenir lointain, je me penche sur deux grands flots de pensée. D’abord, on a les écrivains de l’âge d’or de la science-fiction, en particulier Cordwainer Smith et Olaf Stapledon. Leurs écrits sont si libres, ils écrivaient dans un monde où il y avait très peu d’antécédents pour les contraindre — donc ils sont fort inventifs, leurs écrits débordent d’expériences de pensée, de jeux philosophiques. Cordwainer Smith est le premier auteur que je connais qui explore le thème de la redécouverte de valeurs culturelles anciennes comme une source de résistance civilisationnelle face à la décadence (Tolkien en est peut-être un autre), et qui se rend également compte du fait que l’avenir lointain de notre espèce, pourvu que nous survivions, sera infiniment plus étrange que nous pouvons nous l’imaginer. Cordwainer Smith se penche beaucoup sur les mythes et les structures narratives de la Chine, où il a grandi — 50 ans avant Firefly et les « chinoiseries » de notre science-fiction contemporaine ! Olaf Stapledon, lui, par contre, n’écrit pas réellement de récits fictifs ; il dépeint de vastes édifices de pensée et d’imagination, les concepts fondamentaux du transhumanisme, mais extrapolés à travers les millions d’années à venir. Et tout ça dans les années 30 ! Son Créateur d’étoiles (« Star Maker ») reste le seul roman de science-fiction qui m’a fait fondre en larmes…

Le deuxième grand flot, bien sûr, est notre science-fiction et notre futurologie contemporaine, les auteurs comme Iain Banks, Peter Hamilton, Dan Simmons, Ray Kurzweil, James M. Gardner, avec leurs thèmes transhumanistes, leurs héros qui dépassent les limites humaines, leurs civilisations qui s’approchent de la singularité, l’idée eschatologique que l’univers possède un but : semer l’intelligence partout, devenir intelligent lui-même, donner naissance aux enfants-univers qui, à leur tour, atteindront l’intelligence. Ce sont les grands thèmes de la science-fiction de notre époque, que j’ai voulu explorer dans un univers de jeu de rôle.

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S. D. : Mindjammer est une fenêtre vers l’avenir, mais on peut aussi y voir un miroir de notre passé. Peux-tu nous en dire plus ?

Sarah : Le concept de « l’Histoire » en gros est bien sûr un des thèmes majeurs de Mindjammer. La dialectique de l’Histoire, l’idée que l’Histoire est un processus que l’on forme mais qui nous forme en retour. De nos jours, nous vivons une période de changements turbulents, depuis la vraie naissance de notre 21e siècle ayant suivi la mort chaotique et confuse du 20e siècle entre 1998 et 2008. On peut déceler tout autour de nous les puissants courants de l’Histoire.

Dans Mindjammer, on peut jouer avec les courants de ce genre. La Communalité se trouve face à des défis et dangers énormes et le jeu de Mindjammer nous fournit des règles pour résoudre les conflits culturels, pour influencer les courants de l’Histoire, directement dans les campagnes. Par exemple, on peut entreprendre des « actions culturelles » pour manipuler les « mèmes » (les unités mémétiques des cultures), pour imposer les changements sur les cultures. Dans l’univers de Mindjammer, il existe des colonies fondées sur des cultures très anciennes — pour certaines, issues de notre ère « préhistorique » (du point de vue de la Communalité, bien entendu) — et on peut jouer avec et dans ces colonies. Les PJ peuvent essayer de sauver ou de détruire des colonies redécouvertes potentiellement basées sur l’Empire romain, la Chine ancienne, la France de l’Ancienne Régime, le Premier Empire américain du 22e siècle…

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S. D. : Ta campagne de financement a permis de déverrouiller de nombreux suppléments en anglais. Comment as-tu conçu la gamme Mindjammer ?

Sarah : Honnêtement, nous avons demandé à nos souscripteurs, les joueurs et MJ de Mindjammer, eux-mêmes ! Avant le Kickstarter, j’avais conçu la gamme Mindjammer très différemment. J’aime les aventures, les grandes campagnes, et j’avais envisagé de publier une série de suppléments de ce type. Cependant, nos backers nous ont précisé, avant le commencement de la campagne, qu’ils préféreraient plutôt voir paraître les livres de références : les suppléments sur les Mondes du Noyau, sur la Bordure, sur les Vénu, la technologie, etc. Nous avions déjà écrit plusieurs aventures, que nous avons publiées récemment, et maintenant nous sommes en plein travail sur le reste de ces suppléments plébiscités.

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S. D. : Mindjammer, c’est aussi un roman et un recueil de nouvelles autour de cet univers. Quels aspects as-tu voulu mettre en avant dans ces écrits ? Quels autres thèmes voudrais-tu développer par la suite ?

Sarah : Je ne suis pas tellement fan des méta-intrigues dans les JDR. Je préfère toujours créer un univers, le mettre en mouvement, et puis céder son avenir aux MJ et aux joueurs qui vont jouer avec. Bien sûr, j’essaie de fournir beaucoup de suppléments et d’aides de jeu, mais je n’aime pas trop l’idée d’imposer une évolution prédéterminée sur son histoire. Cela étant dit, j’ai énormément d’idées pour l’avenir possible de la Communalité — elle m’inspire tellement, cette civilisation énorme et complexe, qui se trouve face aux défis idéologiques et souvent existentiels — et c’est dans la fiction de Mindjammer que je peux explorer ces « futurs possibles » sans trop impacter l’univers du jeu. Le premier roman a exploré un de ces futurs possibles et, bien entendu, il n’y a aucune obligation d’introduire ces événements dans les campagnes de jeu ! Et c’est très bien comme ça ! Le deuxième roman suit directement le premier, avec un passage de plusieurs mois, et élargit son échelle en explorant plus profondément les thèmes comme les « Flux de dragons » (« Pulse Dragons ») et l’évolution post-humaine. Quant au troisième roman… bon, disons simplement que j’ai récemment découvert un nouvel univers entier de JDR qui pourrait être l’avenir proche de Mindjammer, et j’aimerais l’explorer, peut-être dans un autre jeu, peut-être dans une série de suppléments spéciaux…

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S. D. : Tu es linguiste de formation. À la lecture, on sent immédiatement l’attention que tu portes aux mots et aux usages linguistiques de certaines planètes. Peux-tu nous parler de la place de la communication dans Mindjammer ?

Sarah : Oui, j’aime beaucoup les langues. Apprendre les langues, ça me semble être une façon très directe et très réelle de hacker son propre cerveau. En apprenant une autre langue, notre cerveau commence à opérer différemment, de façon plus élargie, et on se trouve capable de penser les choses que l’on n’a pas pu penser avant. Il y a quelque chose de très puissant dans cette idée. Dans Mindjammer, le langage est un des outils dont l’humanité dispose pour effectuer son propre développement, voire sa propre évolution et sa transcendance éventuelle. Les intelligences artificielles beaucoup plus avancées que les humains « bios » existent dans l’univers de Mindjammer, et il est évident que le langage qu’elles utilisent pour communiquer dépasse largement nos propres capacités à les comprendre et à les utiliser. J’appelle cette langue « la langue des gestalts », une extrapolation de l’hypertexte d’Internet de notre époque. La langue des gestalts se constitue « d’hyper-mots », des énoncés discrets, similaires aux mots traditionnels, mais qui, dans le médium communicatif de la Noosphère, représentent des discours entiers, qui sont transférés d’un coup dans les cerveaux des auditeurs. Dans la langue des gestalts, un seul hyper-mot peut communiquer le contenu d’une conversation entière d’un seul trait — ou même d’un livre, d’une dialectique, ou plus… Et ces communications sont si puissantes qu’elles peuvent changer les pensées, les avis, voire les personnalités de ceux qui y sont exposés. Quand tu rejoins une organisation dans Mindjammer, il est possible que tu reçoives un « mémoplexe » — une agrégation de communications dans la langue des gestalts — pour garantir que tu es 100 % au courant et en accord avec les buts et les projets de l’organisation. Et cela même s’il s’agit de réaliser des changements sismiques dans ton idéologie ou ta personnalité ! Grâce au système Fate, Mindjammer fournit les règles pour gérer les effets de la langue des gestalts dans le jeu.

///// Fin de transmission /////

Et la nouvelle qui fait plaisir : l’astroplaneur de Sarah Newton traversera l’espace de la Communalité pour nous rejoindre au Festival Au-Delà Du Dragon, organisé par l’association Manoir du Crime. Le festival aura lieu à Montpellier le 18 et le 19 mars prochains. N’hésitez pas à passer nous voir !

https://www.facebook.com/mindjamer.fr/?fref=ts